Mélancolie et Paul Verlaine : “Claire De Lune”

Votre âme est un paysage choisi

Que vont charmant masques et bergamasques

Jouant du luth et dansant et quasi

Tristes sous leurs déguisements fantasques.

Tout en chantant sur le mode mineur

L’amour vainqueur et la vie opportune,

Ils n’ont pas l’air de croire à leur bonheur

Et leur chanson se mêle au clair de lune,

Au calme clair de lune triste et beau,

Qui fait rêver les oiseaux dans les arbres

Et sangloter d’extase les jets d’eau,

Les grands jets d’eau sveltes parmi les marbres.

Le poème publié sous le titre « Fête Galante » en 1869 présente en effet une parfaite image du climat psychologique qui caractérise ce recueil : dans ces trois quatrains de décasyllabes aux rimes croisées, le poète décrit des êtres et des choses baignés d’une même mélancolie, alors que la scène est censée être joyeuse. En outre, la ligne directrice de ce poème réside dans la double tonalité : à une tonalité joyeuse associée à une ambiance festive se superpose une tonalité mélancolique, qui l’emporte à la fin. Cette ambivalence entretient un lien avec le thème du déguisement, qui oppose le monde du paraître à celui de l’être.

Lorsqu’on examine à ce poème avec plus détaillée, dans le premier quatrain, le thème principal en est que : c’est une fête manquée. C’est à dire la première strophe nous explique la caractérisation du paysage par les personnages et leurs occupations. Dans le premier vers, on y sent l’influence de Baudelaire puis qu’il éclairage de l’univers intérieurs par référence à un aspect du monde extérieur. Comme par exemple, Baudelaire rédige dans son poème sous le titre de Causerie[1] : « Vous êtes un beau ciel d’automne, clair et rose !» qu’il s’apparente à un compliment galant. On peut aussi penser que le destinataire de ce premier vers est le lecteur, ou le poète lui-même, qu’un souci de discrétion retient d’écrire « mon âme » : en effet, c’est bien un des aspects de son propre paysage intérieur qu’il évoque, un aspect parmi d’autres, ce que laisse entendre l’adjectif « choisi », qui connote aussi la délicatesse des impressions rares. L’âme est comme un théâtre, et toute l’attention se porte désormais sur ce décor imaginaire et sur les mouvements des personnages qui l’animent. Ensuite, dans la troisième vers, l’absence de majuscule exclut la première signification, mais les participes présents qui suivent, « jouant du luth » et « dansant », désignant des actions qui se rapportent à des personnes, excluent aussi la deuxième. Verlaine semble commettre ici une impropriété volontaire en employant ce mot pour désigner des danseurs de bergamasques : l’emploi de la métonymie permet un croisement entre les deux significations, puisque « bergamasques » désigne des personnes, tout en se référant à la danse. Dans ce point-là, il est nécessaire de faire allusion à l’atmosphère qui est celle de la comédie italienne, avec ses danses, sa musique et ses costumes fantaisistes. Le mot « bergamasques » est souvent employé pour désigner Arlequin et Brighella, deux personnages de la Commedia dell’arte nés à Bergame, et les « masques » introduisent également une référence à la Commedia dell’arte, dans laquelle les acteurs jouaient masqués.

Vers la fin de cette quatrain, l’évocation de l’instrument luth introduit de la musique au sein de cette fête galante et ajoute ainsi des sensations auditives aux sensations visuelles produites par les costumes. Mais le luth est aussi, comme la lyre, une métaphore courante de l’inspiration poétique. Le poème s’annonce donc comme un madrigal, qui est une petite pièce en vers, précieuse, qui prend la tournure d’un compliment galant à l’égard d’une femme. Les rimes joignent la rareté (« bergamasques ») à la richesse et la poésie y gagne en préciosité.

Mais ce madrigal prend une tournure paradoxale : l’adjectif « tristes » vient apporter une première dissonance. Il annonce le sentiment verlainien par excellence, la mélancolie, et permet le passage de l’extériorité à l’intériorité : d’abord saisis de l’extérieur comme de gracieuses apparences, les êtres acquièrent en effet progressivement une âme. Dès le troisième vers, le pas de danse reste en suspens sur l’adverbe « quasi » placé en contre-rejet et de ce fait accentué alors que c’est un proclitique : cette hésitation soudaine de la phrase par l’enjambement conduit à un effet de surprise.

Ensuite, dans le deuxième quatrain, on y sent l’accentualisation de la mélancolie. La mélancolie des personnages tranche avec l’apparente insouciance de la fête, qui ne devient qu’une mascarade. On comprend alors pourquoi les « masques et bergamasques », dont l’unité est renforcée par la paronomase, sont employés sans article et restent dans l’indétermination : si les personnages ne sont pas identifiés, c’est qu’ils n’existent que dans le monde du paraître, des apparences. Derrière les masques, qui introduisent le thème de la dissimulation, c’est la mélancolie qui va se révéler : le monde féerique apparaît finalement comme un leurre qui symbolise la grande tricherie de la vie davantage jouée que réellement vécue. S’ils ont voulu se fuir eux-mêmes dans cette fête polie, au milieu des joies frivoles de cette société maniérée, les acteurs inconsistants n’y ont pas réussi : ils dansent, ils font de la musique, mais sont en réalité tristes ou, par une de ces ambiguïtés qu’aime la poésie, n’en donnent pas moins un triste spectacle. Le malaise provient donc du contraste entre l’insouciance de ce qui est fait et dit et l’âme désabusée.

En outre, le poète a abandonné le compliment, la focalisation a changé : du « vous » on est passé au « ils ». Le mouvement se ralentit, on ne voit plus les personnages danser, mais seulement chanter. L’idée de tristesse, annoncée sémantiquement par un seul mot dans la strophe précédente, pénètre progressivement dans le poème. La construction syntaxique « tout en chantant » exprime à la fois la simultanéité et l’opposition des attitudes et des pensées, et annonce la fêlure qu’on peut citer : Le cinquième vers traduit déjà l’ambiguïté des sentiments qui caractérisent les personnages : alors que le verbe « chanter » suggère la gaieté, l’expression « sur le mode mineur », mode intimiste ou mélancolique, connote au contraire la tristesse. Les personnages, qui simulent la gaieté, n’osent être plus qu’une apparence, une silhouette falote, et ne vivent pas les sentiments qu’ils interprètent.  L’enjambement du vers cinq au vers six met en valeur l’opposition des mots « mineur » et « vainqueur » qui forment une rime batelée*, déséquilibrant le vers comme les personnages défient la logique : « l’amour vainqueur » exigerait en effet l’allégresse du mode majeur. Le contenu de la chanson est épicurien : « l’amour vainqueur et la vie opportune » connotent un libertinage frivole  mais la mélancolie est sous-jacente. Cette strophe est construite sur une reprise, autour d’une polyptote : « tout en chantant » est repris par « Et leur chansons », ceci signifié que les deux derniers vers reprennent, pour les contredire, les deux premiers.

Le vers huit est un vers charnière. Le bonheur qui est chanté est un masque auquel les personnages « n’ont pas l’air de croire » : les acteurs ne sont pas dupes, ils semblent déguiser leur âme comme ils ont déguisé leur corps. Cependant, le doute apporté par l’expression « avoir l’air » est la marque d’une volonté de discrétion : l’auteur se contente de noter les actions de ses personnages et suggère seulement ce qu’il croit deviner de leur cœur. La dissonance est accentuée par le jeu des rimes croisées, qui associe à un terme connotant la mélancolie un autre connotant l’allégresse : « mineur » et « bonheur », puis « opportune » et « clair de lune ».  Donc, la deuxième strophe de « Clair de lune » est marquée par une certaine gravité du ton en regard de la nonchalance très calculée de la première. Le décor qui est planté était celui d’une fête, mais les personnages évoluent dans une sorte d’absence, en proie à une inquiétude indéfinissable, apparemment sans cause.

Enfin, le dernier quatrain ne tient plus compte des personnages et de leur agitation, ils ont disparu comme par enchantement : par un nouveau changement de focalisation, on se concentre désormais sur le cadre. Il s’agit d’un parc à la française, avec des grands arbres, des statues et des fontaines, que l’on retrouve dans les peintures de Watteau. Mais c’est à un Watteau reconstruit par la rêverie verlainienne auquel le poème fait référence : alors que Watteau est qualifié par Anatole France de « peintre ensoleillé », c’est un clair de lune qui baigne le parc, et en fait par là même une métaphore de l’âme verlainienne.  Le jet d’eau est encore un thème baudelairien. L’image de ce jet d’eau qui s’élève pour retomber synthétise la thématique centrale du poème : le caractère alternatif du bonheur et de la tristesse et l’ambiguïté des états intérieurs.

Pour conclure, le poème commence avec l’évocation d’une animation joyeuse, sur un univers de fête, puis apparaît la mélancolie profonde sous l’allégresse apparente, sous des dehors élégants et légers La dissonance, annoncée dans la première strophe par un mot, occupe deux vers dans la deuxième et, à la fin du poème, le crescendo lui fait envahir toute la strophe. Le titre « Clair de lune » désigne ici un élément poétique, une façon qu’a Verlaine d’éclairer les êtres : à demi révélés et à demi dans l’ombre, ils restent dans l’indétermination de cet éclairage lunaire. Le monde suggéré l’emporte sur le monde décrit. En conclusion, si j’avais à définir la mélancolie suivant le poème intitulé “Claire de lune” de Verlaine, je dirais alors que : “la mélancolie, c’est de pleurer en riant”.


[1] Charles Baudelaire, Les Fleurs du Mal, Calmann Lévy, Paris, p.89

* La fin du vers rime avec le mot qui est à la césure du vers suivant.

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